"L'identité de la Savoie est d'abord liée à son histoire"

Par Olivier Le Naire

L’EXPRESS, publié le 20/04/2010 à 16:07

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 Cent cinquante ans après, deux historiens - Bruno Berthier et Pierre Judet (1) - dressent le bilan du traité de réunion de la Savoie à la France, en 1860. Le fruit d'une très longue histoire. Entretien.

Nous en sommes à la quatrième commémoration de la réunion de la Savoie à la France. En quoi les précédentes furent-elles différentes de celle-ci?

Pierre Judet: En 1892, on fête le centenaire de la conquête de Nice et de la Savoie par les armées révolutionnaires. Et en 1910, le cinquantenaire du traité de 1860. Ces commémorations ne font pas, en leur temps, l'unanimité, car elles ont lieu dans un contexte de querelle entre laïcs et cléricaux. 

Or, la Savoie est justement à la fois laïque et cléricale. En cela, le cas savoyard est représentatif des oppositions nationales. Il y a un siècle, ceux qui célèbrent l'annexion sont les républicains. En 1910, la diaspora savoyarde parisienne, qui est importante, est aux commandes de ces festivités. Ces Savoyards de l'extérieur "qui ont réussi" célèbrent alors la petite patrie dont ils sont issus et encouragent une vision folklorique, mythique, costumée. On se réinvente alors un terroir. 

Bruno Berthier: En 1960, en revanche, pour le centenaire du traité, tout le monde est d'accord, et c'est un déploiement de fastes extraordinaires lorsque de Gaulle vient à Chambéry. Nous sommes au temps des Trente Glorieuses, de la prospérité.  Et la Savoie, qui, au départ, était très pauvre, vient d'opérer son décollage économique grâce à la houille blanche (l'énergie hydroélectrique) et va bientôt profiter des retombées de l'or blanc (les sports d'hiver). Après le temps de l'émigration, cette terre commence à reconquérir des habitants et s'enrichit. C'est une commémoration bleu blanc rouge, patriotique et hexagonale. On sort de la guerre et on vante les vertus de la Résistance locale. Il n'y a pas de mouvement autonomiste. Pour la dernière fois, ce sont des Savoyards de souche qui fêteront l'événement. 

Aujourd'hui, près de 50 % de la population des deux départements sont des néo-Savoyards. Cela change-t-il la donne?

B. B. Oui et non. Vous seriez surpris de voir combien ces nouveaux venus sont soucieux de s'intégrer et curieux de l'Histoire, des racines de la Savoie. Souvent, ils sont même plus soucieux que les autres de défendre ce patrimoine et ces traditions. 

P. J. L'actuelle commémoration s'apparente plutôt, à mon avis, au contexte de l'annexion de 1860. Tout comme aujourd'hui, à l'époque, on sortait d'une crise et l'on s'interrogeait sur le devenir possible de cette région. Comme en 1860, le contexte est européen. Et comme en 1860, on est à un tournant historique. Quelle est la place de la Savoie dans l'Europe? Est-ce un lieu avant tout alpin ou doit-elle au contraire s'inscrire dans un ensemble plus vaste? Cela amène à la question complexe de l'identité. 

Justement, à l'heure où l'on parle beaucoup d'identité nationale, existe-t-elle, cette identité savoyarde?

P. J. En 1860, cette notion est très instrumentalisée par l'Eglise, qui tente de présenter la Savoie comme une terre catholique, quand la réalité est plus complexe. Ici, l'attachement identitaire s'ordonne d'abord autour du village, de la paroisse, de la commune, bien plus que dans d'autres régions françaises. C'était déjà vrai en 1860, et les fonctionnaires de passage notent souvent qu'à leur avis tout, en Savoie, se résume à des "querelles de clocher". 

B. B. Exact, et pourtant il faut nuancer. Pour tout le monde, la Savoie, c'est la raclette, les marmottes, le ski, les chalets, les géraniums: bref, la montagne. Mais on n'y fait pas que du fromage, on y cultive aussi la vigne, le tabac. L'identité savoyarde est plus subtile que la simple identité montagnarde. En même temps, aujourd'hui, cette identité ne peut être qu'européenne et transalpine. Elle ne passe pas non plus par ce véhicule traditionnel qu'est la langue, car le parler local est aussi celui du Forez, de la Suisse romande, du bas Dauphiné, du Val d'Aoste.  

Au fond, le vrai lien entre les Savoyards est peut-être l'attachement à l'Histoire plus qu'à un milieu naturel. Il existe ici une très grande curiosité, voire une passion pour les racines. On ne compte plus les associations, les sociétés savantes qui se penchent sur ces questions. L'identité savoyarde est d'abord liée à son histoire. 

Comment les néo-Savoyards peuvent-ils adhérer à cette histoire qui ne leur appartient pas vraiment?

B. B. Disons qu'ils tentent de se l'approprier en s'y intéressant. J'ai participé à des soirées où vous trouvez des gens venus de partout, de Paris ou d'Angleterre, qui se retrouvent pour manger les produits du cru, enfiler les costumes locaux, épouser les coutumes alpines, boire les vins de Savoie. Et je suis l'historien de service invité à ces rassemblements pour répondre aux questions qu'ils se posent. En même temps, hélas, nombre de Savoyards, y compris de souche, ignorent encore leur passé collectif. 

P. J. En 1960, ce sont les autorités de l'Etat qui supervisent les festivités, tout vient d'en haut. Alors que la floraison de projets actuelle vient d'en bas, des associations, des villages. L'administration se charge de canaliser ces désirs, d'organiser ces envies, de trier ces idées. 

Y a-t-il encore des gens qui contestent le rattachement?

B. B. Oui, des autonomistes, qui représentent peu de monde et sont divisés. Leur discours est très anti-Etat, antifiscal, anti-Paris. Ce qui est un peu paradoxal puisque l'on compte plus de Savoyards de souche et de coeur en région parisienne qu'ici. Mais les autonomistes ont le mérite d'animer le débat, notamment sur cette vieille question: l'opportunité de créer une région réunissant les deux départements savoyards. 

La réforme des collectivités territoriales va-t-elle dans ce sens?

B. B. L'extension éventuelle des pouvoirs de la région Rhône-Alpes passe mal. Les Savoyards n'ont aucune envie qu'on les assimile aux Lyonnais ou aux Grenoblois. Ils ne veulent pas de cette dilution dans des régions, des agglomérations, où se perd l'identité villageoise. 

P. J. La Savoie du Sud-est, sur bien des points, plus proche de la France. Et la Savoie du Nord, plutôt attirée par Genève, sa capitale naturelle, son poumon économique, surtout à l'heure du travail transfrontalier. Genève peut même se sentir plus proche de la Savoie du Nord que de la Suisse alémanique.  

Il faut savoir qu'à l'époque des Lumières la ville de Calvin était une sorte de Hongkong, de Macao. C'était la plaque tournante de tous les trafics. Celui des indiennes, du tabac. C'est là que se retrouvaient tous les espions, tous les escrocs. Bref, Genève comptait plus que Lyon. Pour certains, cela est toujours vrai.